Laurent Frechuret

biographie

LE THÉÂTRE DE L’INCENDIE, PAR LAURENT FRÉCHURET

Né à Saint-Etienne, il commence à faire du théâtre à l’âge de 12 ans, participe à plusieurs troupes au collège et au lycée, puis intègre des compagnies professionnelles où il est comédien, auteur, metteur en scène.

En 1991, il découvre les romans de Samuel Beckett, Molloy, Malone meurt et l’innommable, qu’il adapte pour la première fois au théâtre grâce aux droits exceptionnels accordé par Jérôme Lindon et les Editions de minuit.

En 1994, Il fonde sa compagnie, le Théâtre de L’Incendie, avec pour projet « Le poème et les voix humaines » et porte à la scène Beckett, Lewis Carroll, Copi, Cioran, Dario Fo, Valletti, Burroughs, Bond, Pasolini, Bernard Noël, Cocteau, Artaud, Genet, etc.

Lecteur impénitent, il aime les auteurs inventeurs de mots, de mondes, et les troupes d’acteurs propices à mettre en jeu des histoires. En neuf ans, une vingtaine de créations verront le jour et partiront en tournées régionales, puis nationales et internationales.

En 2000, il est lauréat de la Villa Médicis hors les murs, et grâce à une bourse de l’AFAA, va à New-York et Tanger pour mener une recherche sur l’auteur William Burroughs. Il en ramène une adaptation pour le plateau à partir des 24 romans de l’auteur américain, Interzone, qu’il présente à la citée internationale à Paris, et en tournée.

De 1998 à 2004, il est, avec sa compagnie, artiste en résidence au Théâtre de Villefranche-sur-Saône. Pendant ces six années, il continue d’inventer des spectacles mais aussi d’expérimenter de façon concrète de nouvelles relations au public à travers les « Chantiers théâtraux », qui réunissent dans un même projet tout un éventail social de la population et des artistes, comédiens, danseurs, cinéastes et musiciens. Ces « mêlées poétiques » réunissent jusqu’à 150 personnes, formant un chœur d’aujourd’hui, soudé par une histoire, un poète.

En janvier 2004, Il est nommé directeur du Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – Centre dramatique national.

De 2004 à 2012, à la direction du Théâtre de Sartrouville, il invente et partage avec les artistes invités et la population, un Centre dramatique national effectif, bouillonnant, avec de nombreuses créations classiques et contemporaines, la mise en place d’une troupe de trois comédiens permanents, d’un comité de lecture, de l’ouverture de la biennale de création théâtrale Odyssées en Yvelines à l’international, et le développement d’un outil de création avec la construction d’une seconde salle de 240 places et d’une nouvelle salle de répétition.

En 2008, son premier texte édité, Sainte dans l’Incendie, obtient le prix des journées de Lyon des auteurs de Théâtre.

Très attaché à la transmission, il anime régulièrement des temps de formation à destination d’artistes professionnels, dans le cadre de stages AFDAS, en collaboration avec Les Chantiers Nomades, à l’invitation d’écoles ou de centres de formation, l’Académie Fratellini à Saint-Denis, le Théâtre de Carouge à Genève, La Brèche à Cherbourg…

Pour lui, le théâtre est un espace d’invention et de partage, un art collectif qui permet chaque fois de renouveler le dialogue public et « de vivre et d’inventer ensemble ».

En janvier 2013, il réveille sa compagnie le Théâtre de l’Incendie, avec la création de Richard III de William Shakespeare, dans une nouvelle traduction de Dorothée Zumstein, avec une troupe de 10 comédiens, dont l’acteur Dominique Pinon dans le rôle titre.

Le voyage avec Beckett continue avec la réalisation, en collaboration avec les Editions de Minuit, d’un livre disque avec la pièce radiophonique Tous ceux qui tombent, la création en 2015 de En attendant Godot et le projet de créer Fin de partie en 2023.

En 2016 commence un cycle de travail avec des auteurs contemporains : Werner Schwab, Blandine Costaz, William Pellier, Lolita Monga, Hervé Blutsch, Rémi De Vos, Daniel Keene, Simon Grangeat,…

Membre du comité de lecture du Théâtre du Rond-Point depuis 2013, et du Comité de lecture Convergence Plateau depuis 2022.

Il est artiste associé au Théâtre de Saint-Nazaire – Scène Nationale (2020 2022).

Il est artiste associé depuis 2020 au Centre culturel de La Ricamarie.

Portrait : un artiste dans la cité

PAR ROBERT ABIRACHED

Je crois savoir deux ou trois choses de Laurent Fréchuret qui, parce qu’elles touchent à l’essentiel, m’autorisent à écrire quelques mots en marge de son parcours, au moment où il s’apprête à quitter Sartrouville Je dirai d’abord qu’il est profondément un écrivain : non seulement parce qu’il est habile à adapter pour la scène des œuvres qu’il aime et qu’il donne à son écriture une incandescence souvent irrésistible, mais parce que son rapport au théâtre – c’est-à-dire à sa vie même – est avant toute chose un rapport aux mots dans leur matérialité. Je ne parle pas des mots qui attendent en troupeaux tranquilles d’être agencés en littérature, ni de ceux qu’on savoure déclinés en prose belle ou en poèmes porteurs de magie, mais des mots sauvages qui vous sautent à la tête, saisis au moment où ils entrent en ébullition, où leurs liaisons avec la raison et le sens vacillent, où ils se fracassent, où enfin ils s’étiolent au bord de l’extinction. Voici donc Beckett, Artaud, Burroughs, Pasolini , mais aussi, en cousinage plus joyeux, Lewis Carroll, Dario Fo et Copi pour le répertoire du Théâtre de l’Incendie, que Fréchuret fonde en 1993, à vingt-sept ans, avec quelques camarades stéphanois, sans craindre d’affronter la violence de l’art qu’il perçoit à travers ces œuvres : d’un féroce appétit de vivre à la défaite de l’être, de la simple volupté d’exister à l’avancée irrépressible de la mort, des éclats salvateurs du burlesque à la virulence de l’injure et de l’invective, la tension est forte, mais notre jeune homme accepte les contradictions de ce jeu cruel et les met en théâtre, en s’astreignant au respect d’une forte cohérence dans son programme.
Mais il faut immédiatement ajouter qu’à ses yeux, cette partie ne saurait se jouer dans la solitude, face à face avec un monde qu’elle disqualifierait ou tournerait en dérision. Dès qu’il entre en scène, Fréchuret sait qu’il doit trouver des interlocuteurs qui puissent devenir des partenaires, en inventant vers eux des chemins d’accès pour partager les découvertes et les joies de l’art : au théâtre, cela s’appelle des spectateurs. D’où, immédiatement, un corollaire essentiel : il est impératif de procéder avec humilité, sans complaisance à l’égard de soi et sans l’arrogance de celui qui sait. Mieux : écrire, jouer, diriger une équipe, construire un projet, tout cela est susceptible d’apprentissage. N’attendez pas de Fréchuret et des siens des proclamations satisfaites, mais, tout au long de leur résidence au Théâtre de Villefranche- sur-Saône (1998-2004), l’exercice au quotidien d’une vie de troupe et d’un travail collectif, avec tous les artisans qui contribuent à faire le théâtre. Il est nécessaire à l’artiste d’être attentif à la parole et aux soucis d’autrui, pour inscrire son œuvre dans la cité, à l’exemple de Jean Dasté, le patron, et de Gabriel Monnet, l’aîné tutélaire, toutes différences assumées en tenant compte de l’histoire qui avance et des mentalités qui changent. C’est sans doute auprès de ces maîtres, choisis à peu près au moment où la décentralisation était remise en cause, sous le prétexte, entre autres, de n’avoir pas su démocratiser l’accès au théâtre et aux arts, que Laurent Fréchuret a pris ses leçons. Le fait est qu’il aborde l’étape décisive de Sartrouville avec détermination. Il accepte tout naturellement de partager pendant deux ans avec Claude Sévenier la direction de l’établissement qu’il est destiné à prendre en charge. Il ne pouvait mieux tomber pour apprendre ce qu’il ne savait pas encore, c’est-à-dire le pilotage d’une maison de théâtre appelée à devenir bientôt un Centre dramatique national effectif. Sévenier est en effet une figure remarquable de l’histoire de la décentralisation, qui a conduit son centre culturel de métamorphose en métamorphose, depuis le milieu des années soixante où il organisait l’accueil de Patrice Chéreau et de Jean-Pierre Vincent, jusqu’à la constitution d’un théâtre radicalement nouveau pour la jeunesse, façonné par des écrivains, des metteurs en scène et des acteurs qui n’avaient d’autre spécialité que de jouer et d’écrire. Les aventures d’Heyoka – Centre dramatique national pour l’enfance et la jeunesse – et de la biennale de création Odyssées ont renoué avec les spectateurs et l’environne- ment urbain des liens forts et généreux. Il me plaît que Laurent Fréchuret ait conclu ses années d’apprentissage dans cette entreprise, non pas à partir d’une table rase, mais en intégrant à son projet les apports d’une riche mémoire, transmise au long des années jusqu’à Joël Jouanneau, Olivier Py et quelques autres, sous l’impulsion d’un directeur qui connaissait admirablement son métier.

Le programme formulé alors par Laurent Fréchuret est explicite et mérite d’être connu des nouveaux arrivants dans la décentralisation. Il s’agit de « partager avec la population des histoires qui racontent le monde comme il va et comme il ne va pas et d’inventer un théâtre ouvert sur la cité ». Tout est dit en quelques mots, sans s’attarder à des balivernes ou à des rodomontades, en mettant la création et la présence artistique au cœur du nouveau projet. On a vu ainsi se fabriquer, s’organiser des spectacles dans la ville-siège et en tournées nationales et internationales, coproductions avec de jeunes compagnies et artistes confirmés, et, au-delà de ce tout venant qu’on connaît, une ouverture forte vers le public, à travers ateliers de formation d’acteurs et grands chantiers théâtraux ouverts à la population pour aboutir à des spectacles faits avec elle. Le CDN embauche également trois acteurs permanents, intégrés à l’équipe et à la vie quotidienne du théâtre. Parallèlement, dans l’esprit d’un « service public de l’art et de la culture », il est pris un soin têtu à l’aménagement des lieux, au développement et à l’extension de l’outil théâtral, avec la construction d’une deuxième salle de 260 places et d’une grande salle de répétition.

Le défi relevé à Sartrouville par Laurent Fréchuret et son équipe a apporté la preuve que les idées, les ambitions et les pratiques qui ont fait l’efficacité et le renom du théâtre public sont loin d’être obsolètes. Rajeunies et mises en concordance avec les temps nouveaux, elles gardent la même utilité sociale et civique, puisée au cœur de la création artistique, pour peu qu’elles soient mises à l’abri des querelles égotistes, des étourderies financières et des définitions dévoyées de la rentabilité. On ne s’étonnera pas, pour finir, que Laurent Fréchuret, renouant avec des comportements anciens, reprenne son baluchon sans tambour ni trompette, au bout de neuf années d’un mandat fécond à tous égards.

Portrait : UN NOUVEAU FEU S'EST ALLUMÉ

ENTRETIEN AVEC LAURENT FRÉCHURET

Le théâtre est une matière dangereuse quand elle n’explose pas. À Sartrouville, l’aventure de Laurent Fréchuret a été une série d’explosions bienfaisantes pour les spectateurs. Le lieu, d’abord, s’est ouvert.

Il a permis de voir se mêler les publics les plus divers , fidèles et nouveaux venus, habitants du quartier, de Sartrouville et des villes environnantes, de Paris… Les enfants, les familles, les passionnés de théâtre comme les curieux de la première fois. Ce mélange, détonnant lui aussi, vivifie les œuvres qui lui font face, sur le grand plateau de ce Centre dramatique national en train de s’inventer.

Les paroles brûlantes des poètes appelant de grands gestes artistiques dans la maison, la mise à feu a commencé avec Pasolini, puis s’est continuée avec Shakespeare, Euripide, Labiche et Brecht, comme avec d’autres voix importantes, furieusement d’aujourd’hui : Copi, Valletti, Zumstein, Hrabal, Ravey, Najib, Sales, Cervantes, Nozière… À chaque fois, la poudre distillait quelques étincelles discrètes avant de mettre en incendie tout le plateau : c’est l’art de Fréchuret et de ses collaborateurs artistiques que d’avoir le sens de l’espace si vide et si plein. Peu d’éléments de décor, une scène et des arrière»plans nus, et, tout à coup, c’est la plénitude des mots des poètes et du jeu des acteurs sur ce rectangle appelé scène qui habite, à volonté, un radeau, une île, une ville, une planète.

De nouveaux feux donc, sur cette grande scène, et dans d’autres lieux gagnés dans la masse carrée d’un bâtiment allègrement secoué dans sa rigidité, des lieux à venir aussi. Le lieu de l’invention partagée, celle d’un théâtre aimant sortir de son cadre et pour qui l’important est de jouer avec le feu.

GILLES COSTAZ — Laurent, vous dirigiez une compagnie indépendante à Saint-étienne, le Théâtre de l’Incendie, et vous prenez, d’abord en duo avec Claude Sévenier, directeur fondateur, la direction du Centre dramatique national de Sartrouville. Vous changez d’échelle, la création n’est plus aussi artisanale, les missions multiples. Est-ce que vous n’êtes pas contraint d’éteindre l’Incendie que vous incarniez à votre début ?

LAURENT FRÉCHURET — J’ai mis l’Incendie en sommeil parce qu’un nouveau feu s’est allumé. Être artiste-directeur, ça commence déjà en compagnie. J’avais été pendant dix ans chef de troupe et initiateur d’une vingtaine d’aventures théâtrales. Avec le Théâtre de l’Incendie, qu’estAce que nous vivions ? Le temps et l’espace de rêver, la découverte et l’expérience au pas de course de cet art collectif qu’est le théâtre, à partir d’écritures du XXe siècle, dites dramatiques ou non. Nos auteurs, c’étaient Beckett, Genet, Bernard Noël, Artaud, Cioran, Burroughs, Copi, Pasolini… Les créations, les reprises du répertoire de la compagnie, les tournées, tout s’enchaînait dans l’enthousiasme des rencontres nouvelles, du prochain projet.

L’idée et le goût d’investir un lieu de théâtre sont venus lors de la résidence de notre compagnie, six ans durant, au Théâtre de Villefranche-sur-Saône, à l’invitation de son directeur Alain Moreau. Nous pouvions, dans une ville et sur la durée, créer nos pièces, expérimenter de grands chantiers artistiques avec les gens, partager des auteurs dits “difficiles” avec le plus grand nombre. Cette expérience à Villefranche c’était déjà le goût et la philosophie de cette mission d’artiste confiée au directeur d’un Centre dramatique national. Au bout de dix ans de compagnie, j’avais envie d’aller voir ailleurs, continuer l’aventure ailleurs. Quand on m’a encouragé à postuler à la direction du Théâtre de Sartrouville, devenu Centre dramatique national depuis trois ans seulement, c’est le grand plateau de trente mètres de mur à mur qui m’a fait immédiatement rêver… de la lande du Roi Lear, de la place publique où Médée va nous parler, du brouillard de L’Opéra de quat’sous… un espace rayonnant d’où partir pour inventer une aventure artistique et humaine sur plusieurs années. Voilà. Dans cette vivante banlieue parisienne que je ne connaissais pas, j’ai senti la possibilité d’habiter un théâtre, de construire une véritable maison de création. Il fallait comme postulat se dire qu’un passant, un inconnu, verrait les portes ouvertes, l’enseigne “théâtre” allumée et serait accueilli comme il se doit pour rencontrer les auteurs, le jeu d’acteurs, le plaisir de la pensée, l’éveil des sens, le sentiment collectif de résister par le plaisir. Beaucoup d’utopie était nécessaire, et beaucoup de travail, de nombreux chantiers nous attendaient…

Mais cette direction à deux têtes, qui a duré deux ans, n’a-t-elle pas été une confrontation entre deux idées du théâtre, qui risquait de freiner l’évolution que vous souhaitiez ?

Le Théâtre de Sartrouville a une longue et belle histoire, il a vu les artistes Patrice Chéreau, Jean-Pierre Vincent, Catherine Dasté, Joël Jouanneau et tant d’autres, aux côtés de son directeur fondateur Claude Sévenier, marquer plus de quarante ans d’histoire du théâtre. Le dialogue avec Claude fut actif et me permit de prendre acte de l’histoire du lieu, de son tout nouveau statut de Centre dramatique national, à inventer ici et maintenant. Et j’ai commencé ma propre aventure.
Ma première mise en scène à Sartrouville à été le Calderón de Pasolini, et ce fut pour nous un spectacle fondateur, manifeste. Puis, au travail ! Je ne pensais pas à ce moment-là que nous allions initier et partager la création de plus de cinquante pièces, neuf ans durant.

En 2006, vous voilà directeur unique d’un centre dramatique à inventer, à éprouver dans les faits. Votre feuille de route semble bien chargée…

La tâche est vaste, donc enthousiasmante. Il y a un vrai combat joyeux à mener pour affirmer la présence des artistes dans les théâtres aujourd’hui, le lien direct et sur la durée entre les artistes, les œuvres et la population. Un CDN est ce qu’on arrive à en faire, et heureusement le projet n’est pas gravé dans le marbre et doit rester ouvert — au fil des expériences, des rencontres – à l’inattendu. Il faut aussi être capable de créer de la surprise, du désordre – “le désordre c’est l’ordre moins le pouvoir” disait Ferré – dans une institution qui pourrait facilement pousser à trop planifier l’activité, à trop vouloir anticiper, à mettre en chiffres ce que n’ont pas encore révélé les lettres. Il est nécessaire de faire chaque jour un manifeste d’insouciance. J’ai écrit sur la première page de mon agenda : Mon ignorance infuse.

Directeur-artiste, et plus précisément directeur-metteur en scène. Pourriez-vous définir le metteur en scène que vous êtes ?

Simplement, oui, je peux essayer… J’aime les acteurs, le jeu, les mots rayonnants, les figures rayonnantes. Je ne pense pas qu’on fasse une mise en scène avec des idées. Des obsessions plutôt, un désir, un besoin vital. Jouer avec un rêve, un risque, en espérant que cela fera des étincelles. Je prépare en amont un terrain d’expériences, et j’entre ensuite en répétitions, dans le dialogue avec la troupe. Il faut se rendre disponible jusqu’au bout, se frayer un chemin dans l’inconnu, savoir écouter le hasard, les signes envoyés par l’inconscient. Ça, déjà, il faut l’accepter, l’accueillir même. C’est une recherche au long cours.

Il me semble que vous n’aimez pas revendiquer une nouvelle méthode, une nouvelle explication.

“L’amour est une pensée” dit Pessoa. Le désir de plonger, en état d’éveil, et en toute ignorance, dans quelque chose de nouveau qui commence, me mobilise plus qu’une note d’intention en forme de thèse. On ne peut qu’écrire des notes d’intuitions, non ? Certains outils de communication, certains dossiers pédagogiques qui veulent expliquer, analyser, avant que cela commence, m’effraient. Cela nous renvoie à toute notre société, son goût de l’effet d’annonce, de la vitesse, de l’événementiel. Mais au théâtre nous ne sommes pas dans le storytelling, on va simplement tenter de raconter une histoire. Je suis plus clair au départ sur ce que je ne veux pas, je sais juste de quoi je veux m’éloigner au fil du travail. Je me sens proche de ce qu’on appelle une “vision paysagère” où l’invention poétique n’est pas chargée de traduire une pensée préalablement fixée. Cela me permet d’aller à tâtons vers ce que j’entrevois. “Marche doucement car tu marches sur mes rêves” disait Lewis Carroll.

Évoquons le débat des classiques et des modernes. Créer dans un CDN n’oblige t’il pas à privilégier le choix de monter les grandes pièces du répertoire ?

Un centre dramatique peut défendre la création de textes dramatiques d’aujourd’hui tout autant que la représentation du répertoire. Ce n’est qu’une question de choix artistiques, et de choix politiques aussi dans une relation à établir avec une population. Il y a d’ailleurs autant de CDN que de projets et que d’artistes, singuliers, à leur tête. Je n’ai pas vécu cette interrogation comme une obligation mais comme une possibilité, une découverte. Mon travail c’est d’être disponible, de me laisser surprendre, d’apprendre. Il s’est agi pour moi, qui n’avais jusque là travaillé que sur des auteurs modernes, d’avoir l’occasion de faire un voyage dans le temps, en troupe. Pasolini et son Calderón nous invitaient déjà à des jeux anachroniques… Et puis les grands auteurs morts sont toujours de vivants défis à la mise en scène, non ? La bataille des classiques et des modernes me semble un peu vaine. Nous faisons du spectacle vivant. Il y n’y a aucune logique à chercher dans la chronologie, me semble -t-il, mais il y a des liens très forts à explorer aujourd’hui, des relations, à travers les écrits les plus éloignés dans le temps. Shakespeare, Pasolini et Taher Najib sont frères de jeu. Avec la troupe, nous avons visité de grandes œuvres « classiques » comme LeRoi Lear, Médée ou L’Opéra de quat’sous, mais aussi les « modernes » Pasolini, Copi, Hrabal, Bernhard, et parmi les auteurs « contemporains » – bien vivants ! – François Cervantes, Dorothée Zumstein, Taher Najib, Yves Ravey, Pauline Sales, Gabriel Calderón… Un voyage dans le temps, grâce à des écritures qui disent le monde comme il va et comme il ne va pas, appelant le jeu et la présence de l’acteur, afin que le spectateur, comme le dit Claude Régy, « soit en état de création ».

Voyage dans le temps mais aussi dans l’espace, avec de nouvelles traductions pour la scène de grandes voix étrangères.

Quand ce sont des auteurs étrangers, je commande une traduction nouvelle. Les traductions qui existent finissent toujours par vieillir. La traduction est un acte fondateur de la mise en scène. Cela permet de commencer le voyage dramaturgique du sens et celui sensible des mots. La mise en scène commence par la traduction et la distribution. Caroline Michel a traduit Pasolini, Dorothée Zumstein Shakespeare et Florence Dupont Euripide. Claude Thomas travaille actuellement à une traduction de quelques sonnets de Shakespeare pour un laboratoire d’acteurs qui commence bientôt…
Une attention toute particulière à été portée aux auteurs contemporains – « vivants » comme on dit –, avec de nombreuses commandes d’écriture, de nombreuses mises en scène, des collaboraA tions, des rencontres baptisées « Les dialogues de Sartrouville ». Parallèlement, le travail effectué avec les quinze personnes composant notre comité de lecture, plus de deux cents textes lus cette saison, nous a permis de faire des découvertes. Je pense, par exemple, à l’Urugayen Gabriel Calderón, et sa pièce OUZ, le village que nous venons de mettre en espace, pour la première fois en France…
Bref, à chaque fois, que le texte et l’histoire aient deux mille ans ou trois jours, c’est une exploration au présent, avec toute l’équipe. Quelque chose qui a à voir avec l’inquiétude et la joie mêlées. On ne sait rien, on repart de zéro à chaque fois, c’est bien de l’accepter, on dit simplement la confiance que l’on a les uns envers les autres, cela donne beaucoup de force.

À propos de l’acteur, vous parlez plus souvent de dialogue avec les personnes qu’avec leurs personnages ?

Le désir de travailler avec tel ou tel acteur a été à l’origine de certains projets. J’avais choisi une personne, des personnes, et certains textes se sont imposés avec évidence comme répondant à ce choix d’acteurs. Des personnes plus que des personnages, oui. Je suis touché quand l’acteur parle en son nom, avec son histoire et sa sensibilité, avec ce qu’on a découvert en travaillant, ce qu’on ressent ensemble. C’est lorsqu’il est traversé par les mots, la situation que propose l’auteur, qu’on voit apparaître ce fameux « personnage ». J’aime constituer des troupes éclectiques, avec des acteurs très différents, corps, âges, voix, mais aussi codes de jeu, biographies, références très diverses afin que l’équipe en présence soit un reflet de toute l’humanité. Ensuite il s’agit de trouver ensemble un alphabet commun, le langage d’une famille.

Vous êtes particulièrement attaché au temps de la recherche, des répétitions, et semblez regretter que déjà la première approche ?

Ça, c’est la règle du jeu, l’échéance, le rendez-vous annoncé depuis longtemps, tel jour à telle heure. Le travail des répétitions – ce mot est un faux ami – est plus important que le jour de la première. Ce jour-là, c’est une nouvelle période de recherche qui commence, avec un interlocuteur de plus, le public. Le travail ne s’arrête heureusement jamais. En fait, nous ne cherchons pas des réponses. On joue avec des questions. On se livre avec nos corps et nos têtes d’adultes au jeu des enfants, et en même temps à la rêverie active de philosophes ou de savants sans bagage. Je veux parler encore d’intuitions, de risque comme matériau de travail. Les comédiens sont les ouvre-boîtes des mots. Les mots sont des objets de sens et des sensations. Les phrases se déroulent, un mot inouï apparaît soudain au milieu d’une phrase, à sucer comme un bonbon comme dirait Hrabal, et il délivre une pensée. Le temps d’une création, nous essayons de faire vivre une petite démocratie bricolée autour d’un inventeur de mots, de monde. Le poète a fait naître un nouveau monde qui ne s’explique pas, qui s’explore plutôt. Nous ouvrons des œuvres, nous incarnons des questions ouvertes comme des cadeaux donnés aux vivants, en face, dans la salle. Les Grecs parlaient des tragédies comme de « beaux vases » offerts aux spectateurs… Quand ça marche, ils nous le rendent bien. Cela ressemble à une sorte de troc, de complicité, un moment de douce résistance ou personne n’est plus consommateur.

Un acte politique donc ?

Bien sûr, en fusion avec l’acte poétique. Un acte intime et public, à chaque fois. Nous travaillons en attendant ces passagers clandestins qu’on appelle les spectateurs, puis nous ouvrons les portes du théâtre. Et commence ce dialogue public où nous vivons, chaque soir au présent, des sensations nouvelles qui sont des questions nouvelles. Les acteurs montent sur le plateau, nous sommes au milieu du désordre, du chaos du monde, nous nous étonnons d’être aussi joyeux, éveillés. « Debout dans la catastrophe » comme dit Jean-Louis Hourdin. Le théâtre est archaïque et d’avant-garde tout à la fois qui peut permettre de comprendre quelque chose de ce monde, de nous-même, qui sommes parfois bien plus « absurdes » que les situations que nous propose Beckett. Nos oreilles, nos yeux sont aussi importants que notre cerveau. Ce qui se joue est très fragile, terrible et précieux, tout à la fois. La scène est la pièce centrale, le foyer de la maison, un lieu sacré, politique et sensuel à la fois. Nous avons cherché à dire tout cela, dans une période parfois pénible, difficile, en écrivant sur la couverture de nos brochures de saison : Résister par le plaisir.

Certains metteurs en scène d’aujourd’hui s’appuient sur une scénographie importante; vous semblez attacher peu d’importance au décor.

Avec les scénographes – le plus souvent avec Stéphanie Mathieu, avec qui je travaille depuis plus de dix ans –, plutôt qu’un « décor », nous cherchons juste un espace, l’espace juste. Une troupe, des corps pour tout décor, la parole et le jeu dans l’espace. Je travaille peu avec le décor, mais beaucoup avec l’espace, avec la lumière, le mouvement. Et puis, dès le début, en compagnie, mais aussi ici, les moyens ont été investis sur les salaires des artistes, de l’équipe artistique. Je préfère une grande troupe éclectique en jeu que trois acteurs dans un décor monumental. À Sartrouville nous n’avions pas de budget suffisant pour faire de grandes scénographies, dommage, et parfois tant mieux, cela nous a aidés parfois à chercher des solutions moins illustratives pour trouver comment jouer certaines problématiques de lieux et de temps; je pense aux inventions de lumières de Franck Thévenon pour Le Roi Lear ou pour Médée, celles d’Éric Rossi pour L’Opéra de quat’sous ou d’Une trop bruyante solitude. Je me souviens de mes premiers éblouissements devant les pièces de Claude Régy, Tadeusz Kantor, Pina Bausch, Peter Brook, qui ont fait vibrer de présence des espaces quasiment vides. Je me suis senti en harmonie avec Daniel Jeanneteau quand j’ai monté Le Drap d’Yves Ravey au Vieux-Colombier. Daniel a eu l’idée de mettre l’acteur sur un petit plateau posé sur les premiers rangs de sièges des spectateurs, comme si le comédien, Hervé Pierre, disait le texte sur la table du metteur en scène. Il avait trouvé l’espace le plus pertinent pour faire résonner le roman intime d’Yves Ravey, Le Drap. Ce tout petit espace se dilatait grâce aux lumières d’Éric Soyer. Je cherche une poésie active à partir d’un minimum de moyens. J’ai peur de l’illustration, du commentaire. Je préfère évoquer, faire travailler l’imagination. Il faut souvent trouver des solutions d’une grande simplicité. Dès que deux signes commencent à dire la même chose, on commence à s’ennuyer. On recherche un décalage poétique, actif et qui éveille. La distanciation, dont parle Brecht, c’est en quelque sorte un éveil critique des sens et de l’imaginaire, pour les acteurs comme pour les spectateurs. Arriver à inventer un monde avec trois bouts de ficelle, voilà qui est troublant. La musique et la lumière, des mots adressés, c’est aussi de l’espace, un comédien qui lève le doigt, tourne la tête, étend les bras, c’est aussi de l’espace…

Vous parlez souvent de la peinture, d’images fortes nourrissant votre travail théâtral…

Des peintres m’ont bouleversé, adolescent, en m’ouvrant de nouveaux espaces. Bram Van Velde par exemple, connu grâce à Beckett et à ma rencontre avec Charles Juliet. Giacometti, relié à la lecture de Genet. Les portraits d’Artaud. Et puis Francis Bacon… Les fonds de ses toiles sont souvent des espaces théâtraux, des structures esquissées et actives, excitant les sens, les neurones, des espaces dramatiques, vivants, violents. Dans ses toiles, il y a souvent une figure centrale qui renvoie à la présence, à ce qu’on peut appeler une figure rayonnante. Cela m’éveille, me met en mouvement, me fait rêver, donc travailler. Nombre de mes spectacles partent d’une figure rayonnante, un acteur au centre du plateau, autour duquel se métamorphose l’espace : Calderón, Lear, Médée, l’ouvrier d’Une trop bruyante solitude, Jeanne dans les flammes…

Les « arts frères » que vous défendez dans vos programmations semblent fortifier vos désirs de théâtre…

Oui, une fois que j’ai trouvé un texte. Alors oui, tout ça, ce sont des histoires d’éveil par des perceptions, de la musique, des sons, des images, un corps en mouvement, des présences persistantes. Des obsessions plutôt que des idées. Quelque chose qui persiste et n’en finit jamais d’être un carburant, un moteur secret… comme la bouche mastiquant dans le vide, se vidant de mots chez Beckett, quelques notes poiA gnantes des quatuors à cordes de Bartók, le coyote de Beuys tournant en rond dans sa cage, Kantor sortant de scène avec un geste de chef d’orchestre en colère, la voix de Robert Wyatt, des apparitions derrière un grand plastique dans le Choral de François Tanguy, l’entrée en scène de Catherine Germain jouant Le 6ème jour, etc. Tout ça nourrissant d’autres éveils.

Vous êtes très souvent présent lors des représentations, au CDN ou en tournée. Est-ce l’affirmation que le travail continue ?

Oui, il continue avec de nouveaux interlocuteurs, les publics. Le spectateur est un démiurge qui relie tout ce qu’il reçoit, qui crée la suite du dialogue. Il est la dernière pièce d’un puzzle commencé longtemps avant qu’il n’arrive, et il révèle l’image tout entière. En tant que metteur en scène, je me sens toujours, avant, pendant et après la création, comme un spectateur un peu particulier, un spectateur permanent, tous les sens en éveil pour voir quelque chose qui n’existe pas encore, puis qui grandit, qui vit et se transforme sans fin.Un spectacle continue, m^me après la dernière représentation, c’est étrange, je suis parfois tenté d’envoyer encore une note à un acteur qui ne joue plus la pièce depuis longtemps… Le dialogue ne s’arrête jamais. Et chaque nouvelle création semble répondre et poursuivre la précédente…
Durant ces neuf ans, on vous a peu vu créer à l’extérieur de votre théâtre.

Pour le transformer, il fallait habiter ce théâtre. J’aime cette phrase d’Édouard Glissant : « Agis dans ton lieu et pense avec le monde ». L’arrivée de trois comédiens au sein de l’équipe a permis d’installer la permanence artistique, un laboratoire théâtral au long cours. La construction de la deuxième salle et de la grande salle de répétition, l’évolution de la biennale Odyssées en Yvelines ont été autant d’actions qui me demandaient d’être là. Ce sont les tournées qui suivaient les créations à Sartrouville ou dans les Yvelines qui étaient l’occasion d’aller voir les autres, les théâtres et les publics d’ailleurs.
Pendant ces neuf années, j’ai fait quelques rares excursions, deux mises en scène d’opéras à Saint-Étienne, Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók et Béla Balázs et La Voix humaine de Jean Cocteau et Francis Poulenc. J’ai monté à la Comédie Française Le Drap d’Yves Ravey, projet né d’une lecture à Sartrouville, grâce à la rencontre avec Hervé Pierre; et enfin Sainte dans l’Incendie à la Maison de la Poésie, à l’invitation de Claude Guerre, avant que Laurence Vielle ne vienne le jouer ici.

Il y a eu de nombreuses rencontres déterminantes. Lesquelles retiendrez-vous, particulièrement, au terme de ces neuf ans ?

Le théâtre est un art de bande. Le duo que j’ai formé avec Slimane Mouhoub, directeur adjoint, compagnon de route du Théâtre de l’Incendie, a été précieux pour mener ce gros bateau, pour penser et mettre en place une programmation à forte dominante théâtre, aussi ouverte aux arts frères, faire évoluer la biennale de création Odyssées en Yvelines vers l’adolescence et vers les « voix du monde ». Le trio d’acteurs qui a travaillé trois ans durant dans le théâtre, Nine de Montal, Elya Birman et Philippe Baronnet est pour moi une réussite autant artistique qu’humaine. Ils ont investi avec talent et engagement la maison et son projet. Ils ont rencontré les compagnons de longue date comme le musicien Dominique Lentin, le créateur son François Chabrier, la scénographe Stéphanie Mathieu, la maquilleuse Françoise Chaumayrac, ainsi que les artistes associés comme l’auteur-metteur en scène François Cervantes, l’auteur et traductrice Dorothée Zumstein. D’autres fidelités sont nées avec de nouveaux venus, le pianiste David Greilsammer, les auteurs et metteurs en scène Anna Nozière, Pauline Sales, Sylvain Maurice, Célie Pauthe. Et puis les comédiens qui sont des œuvres vivantes, Dominique Pinon, Thierry Gibault, Philippe Duclos, Mounir Margoum et tant d’autres auxquels je pense et à qui ce livre rend hommage. Parfois, c’est la rencontre avec certains comédiens qui sont l’origine d’un projet. Ce fut le cas avec Odja Llorca pour Calderón, avec Catherine Germain pour Médée, avec Laurence Vielle pour Sainte dans l’Incendie. D’autres belles relations se sont nouées lors des grands stages de formation d’acteurs que nous avons initiés sur le plateau du CDN. Le trépied auteur-comédien-metteurs en scène fait que la pièce n’est pas bancale, ce fut un leitmotiv au cœur du projet pour Sartrouville. Je l’ai, par exemple, souvent rappelé à l’occasion d’Odyssées en Yvelines, biennale décentralisée dans plus de quatre-vingt villes et villages du département, où l’acteur est la pièce maîtresse – de la genèse au bilan – de l’aventure. Ce sont eux, les comédiens, qui sont chaque soir sur le plateau, sur le terrain, chaque soir reprenant le dialogue, convoquant la présence. Ils m’émeuvent beaucoup. Je les découvre à chaque fois avec des sensations vierges, même à la cinquantième représentation. Tous ces artistes, reliés à l’équipe du théâtre, tous ces métiers au service d’un projet, forment une sorte de grande troupe élargie, dont il importe d’être attentif, au jour le jour, aux soubresauts, aux rythmes et aux humeurs propres à toute communauté. Cette communauté en appelle une autre, ceux qui vivent et travaille à l’extérieur du théâtre, les « visiteurs du soir » arrivant à pied ou en voiture, comme de nulle part, de tous les côtés, et qui passe la porte du théâtre, un théâtre situé dans une ZEP, loin de tout, comme on dit…

Quand avez-vous commencé les chantiers théâtraux avec les habitants ?

Dès la fin de la première saison à Sartrouville, j’ai proposé un premier chantier théâtral, via des annonces dans le journal municipal, appelant les femmes et hommes de bonne volonté à participer à l’Escadron Shakespeare, un spectacle préparé un an durant avec la population, environ 150 personnes de 6 à 80 ans, d’horizons très divers, histoire de se connaître…

Les chantiers ont-ils permis de renouveler, d’élargir le public ?

Cela a d’abord été un état d’esprit nouveau, une rumeur dans la ville grâce au bouche à oreille, et puis bien sûr, de chantier en chantier, nous avons vu de nouvelles têtes nous visiter. Mais le désir premier était d’inventer une histoire et de jouer à cent cinquante sur un plateau. Pas de bilan ou de statistiques après un acte qui se suffit à lui-même. Je préfère laisser planer le mystère sur les retombées de certaines expériences. À trop analyser ou commenter une chose, on finit par ne plus l’éprouver, la ressentir. Il me restera en mémoire un Œdipe roi apprenant la vérité sous les regards brûlants d’un chœur de plus de cent personnes. Un moment de présence collective d’une densité rare. Une relation directe, un choc frontal, se passe de trop de commentaires.

Combien de chantiers avez-vous initiés ?

Cinq chantiers, un tous les deux ans. Ils sont devenus un rendez-vous de travail, des retrouvailles, inscrites dans la mémoire collective de la ville. La scène et la salle étaient à chaque fois pleines de nouveaux venus, et témoins d’une fidélité en train de naître. J’ai dirigé les trois premiers chantiers, puis j’ai invité d’autres artistes à se les approprier. Anna Nozière, Laurent Brethome, Kheireddine Lardjam et Guy Alloucherie ont, avec chacun leur sensibilité, rencontré la population dans le travail, dans le jeu ensemble.

Une mission de service public, cela se réalise avec l’argent public, dans le dialogue avec les puissances publiques. Comment se passe ce dialogue ?

Jean-Claude Penchenat parle de « mission d’artiste ». Il s’agit de la question du parcours d’un artiste et de son rapport aux autres, de son travail au sein d’une communauté. Le dialogue avec l’État, la ville, le département et la région prend tout son sens quand on défend ensemble les valeurs fondamentales d’un service public de l’art et de la culture. L’artiste et son travail trouvent alors leur place, comme l’infirmière, l’instituteur, le chercheur, dans la société, dans la République. Si le rapport aux tutelles se réduit à un rapport uniquement économique, cela devient dangeA reux et vain. Et nous y perdons tous. Ces dernières années, nous avons été nombreux à dire que le minisA tère de la Culture ne devait pas renoncer à sa pensée propre en parlant la langue de Bercy. Parallèlement, je crois que l’équipe d’un théâtre, et au premier chef son artiste-directeur, ne doit pas se laisser aller à la pure logique d’entreprise, à la langue et à la pensée du management d’entreprise, ou du marketing, au risque de perdre très rapidement de vue ce qui fait la singularité d’un théâtre public, ce qui fonde l’éthique de la vie d’une équipe dans un théâtre, artistes et administratifs réunis, appelés il y a encore peu « la troupe ». Je me sens toujours mal à l’aise avec certains mots : emplois artistiques, marge de manœuvre) artistique, budget contraint, nouvelles procédures, publics cibles, stratégie de communication, ligne graphique, casting, fichier VIP, piqûre de rappel… Nous avons vu arriver, et commençons imperceptiblement à assimiler, un jargon, une langue étrangère censée défendre la fabrication d’œuvres de théâtre, la relation à autrui. Les mots sont nos outils de travail, et certains sont des virus… Quand certains politiques ont déclaré que la démocratisation culturelle avait été un échec, cela m’a révolté. Elle a porté de beaux fruits et est loin d’être finie. Ce qui est en jeu c’est tout simplement un choix de société, l’affirmation de certaines valeurs. De l’argent public est investi dans des métiers et dans des œuvres qui sont de l’éveil partagé, cela fortifie la démocratie. On peut débattre de l’inutilité de l’art, de la non-rentabilité de la création théâtrale. On peut aussi défendre que rien n’est plus rentable que l’art, puisqu’il fait prospérer l’imagination, s’enrichir la mémoire, s’épanouir la sensibilité, s’ouvrir à l’autre. Dans une société qui en a plus que jamais besoin, l’investissement d’avenir, c’est l’humain.
Je dois à l’histoire de la décentralisation dramatique, à des artistes comme Jean Dasté, Gabriel Monnet ou Jean-Louis Hourdin de m’avoir transmis ce qui relie le théâtre et la République, la pensée et le plaisir. Jean Vilar a cent ans et il est si jeune ! Le théâtre sans spectateurs n’a aucun intérêt. L’œuvre se développe et se métamorphose avec le public. Qu’estAce qui fait un service public ? C’est le public, ce qui révèle une œuvre, c’est la relation, comme dit François Cervantes. À Sartrouville, après huit ans de réunions, les travaux de construction de la deuxième salle et de la grande salle de répétition ont commencé. La vision était claire mais sa mise en œuvre demandait des moyens, ce qui est plus long et difficile à trouver par les temps qui courent. Je suis fier, avec toute l’équipe, et grâce à l’aval des tutelles réunies autour de la table, d’avoir fait construire un théâtre ici à Sartrouville. C’est mieux qu’une banque ou qu’un supermarché… D’autres perA sonnes vont l’habiter après nous, et le transmettre à d’autres après elles…

On a récemment découvert l’écrivain que vous êtes avec la création de votre texte Sainte dans l’incendie. À partir de là ceux qui vous suivent ne peuvent plus vous regarder de la même façon. Vous êtes aussi un directeur-auteur ?

L’écriture est encore un peu mon jardin secret, où je bricole en solitaire. C’est par la poésie que je suis venu au théâtre. C’est la lecture boulimique, et plus particulièrement la lecture des poètes, qui m’a aidé à sortir d’un certain enfermement, lors de l’enfance, et inventer des histoires, les raconter, jouer. Les mots lus donc, mais aussi les mots écrits dès cette époque lointaine.
Depuis trois ans, le travail avec la comédienne Laurence Vielle a été le révélateur de quelque chose de très personnel qui revient de loin : un poème d’une vingtaine de pages, que j’avais écrit il y a plus de quinze ans, à partir de plusieurs milliers de fragments annotés dans des carnets. Leur montage/collage autour de la figure rayonnante de Jeanne d’Arc en comédienne traversée par des voix, en confidente visitant l’humanité, en chef de troupe théâtrale, fut baptisé Sainte dans l’incendie. Laurence Vielle l’accoucha sur scène avec une présence si juste, presque troublante, que je suis convaincu de l’avoir écrit pour elle… avant de la connaître. Avec son corps, sa voix et sa sensibilité, elle a concrètement engagé un dialogue public à partir de l’intime journal poétique que je lui confiais.
J’aime ce temps de l’écriture, depuis le travail d’adaptations pour la scène à partir de romans, de traités philosophiques, d’articles de journaux… jusqu’à celui de mes propres inventions. Il est le salutaire pendant du travail de directeur, de metteur en scène qui a, lui, affaire avec le collectif. Question d’équilibre ?

Après neuf ans de direction à Sartrouville, vous laissez un théâtre en pleine forme. Qu’allez-vous faire ?

Du théâtre. Ma compagnie, le Théâtre de l’Incendie, était en sommeil depuis neuf ans, je vais la réveiller. Nous allons simplement écrire la suite, jouer la suite…

MISES EN SCÈNE ET CRÉATIONS

2022

L’INFÂME de Simon Grangeat

NÉS DU SIGNE de Sufo Sufo – Exploration et jeu – Guinée Conakry

 

2021

3 FEMMES ET LA PLUIE trois textes de Rémi De Vos, Carole Fréchette, Daniel Keene (avec la compagnie Lolita Monga)

24 HEURES DE LA VIE D’UNE FEMME d’après Stefan Zweig (avec le SYlf – Symphonie Loire Forez – et Emmanuelle Bertrand )

LES PRÉSIDENTES de Werner Schwab (nouvelle création)

2020

TESTAMENT DU CURÉ MESLIER (lecture spectacle avec Alain Libolt – Théâtre du Chatelard – Ferney-Voltaire)

LE PIED DE RIMBAUD d’après l’œuvre d’Arthur Rimbaud

2019

MARTIEN MARTIENNE d’après l’œuvre de Ray Bradbury (création musicale avec les Percussions claviers de Lyon, sur une composition originale de Moritz Eggert)

QU’EST-CE QUE LE THÉÂTRE ? de Hervé Blutsch et Benoît Lambert (création dans une salle de classe de collège)

2018

DES RAVINES, UNE HISTOIRE D’UNE ÎLE de Lolita Monga (création à Saint-Denis de La Réunion)

ERVART, OU LES DERNIERS JOURS DE FRÉDÉRIC NIETZSCHE de Hervé Blutsch

MISE EN JEU DU RÉCITAL « GYPSY MÉLODIES » avec Miranda Mirianashvili (Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet)

2017

UNE OREILLE DANS L’INCENDIE (création d’un double disque, paroles et musiques)

2016

LES PRÉSIDENTES de Werner Schwab

REVENEZ DEMAIN de Blandine Costaz

2015

EN ATTENDANT GODOT de Samuel Beckett

2014

RICHARD III de William Shakespeare

WERTHER Jules Massenet – Opéra de Saint-Etienne

TOUS CEUX QUI TOMBENT de Samuel Beckett (Pièce radiophonique – Création d’un Livre-Disque avec les Editions de Minuit)

2013

RÉVEILLE SA COMPAGNIE LE THÉÂTRE DE L’INCENDIE

2012

LABORATOIRE TÊTE D’OR d’après Claudel (cinéma et théâtre)

2011

L’OPÉRA DE QUAT’ SOUS de Brecht et Weill

A PORTÉE DE CRACHAT de Taher Najib

LE DRAP d’Yves Ravey – Théâtre du vieux Colombier – Comédie française

2010

LE DYPTIQUE DU RAT (UNE TROP BRUYANTE SOLITUDE de Hrabal et LA PYRAMIDE de Copi)

LA VOIX HUMAINE Poulenc – Cocteau – Opéra de Saint-Etienne

LE CHÂTEAU DE BARBE BLEUE Bartok – Opéra de Saint-Etienne

SAINTE DANS L’INCENDIE de Laurent Fréchuret – Maison de la Poésie Paris

EMBRASSONS-NOUS, FOLLEVILLE ! D’Eugène Labiche

2009

HARRY ET SAM de Dorothée Zumstein

UN AMOUR projet avec Catherine Germain et Thierry Niang, François Cervantes, François Rancillac, Patrice Chéreau

ŒDIPE ROI de Sophocle – Chantier théâtral avec un chœur de 150 personnes

2008

MÉDÉE d’Euripide – nouvelle traduction de Florence Dupont

2007

LE ROI LEAR de William Shakespeare – nouvelle traduction de Dorothée Zumstein

JAMAIS AVANT de François Cervantes

2006

LA PETITE CHRONIQUE D’ANNA MAGDALENA BACH d’après Esther Meynel

CABARET DE CURIOSITÉS d’après 30 auteurs

2005

CONFIDENCES SUR L’AMOUR ET LES GALAXIES d’après Serge Valletti, Alan Bennett, Dario Fo et Franca Rame

SNARKS d’après Lewis Carroll

ESCADRON SHAKESPEARE – Chantier théâtral avec un chœur de 150 personnes

2004

NOMMÉ DIRECTEUR DU CENTRE DRAMATIQUE NATIONAL DE SARTROUVILLE

CALDERÓN de Pier Paolo Pasolini

2003

LE MAL ROUGE ET OR d’après l’œuvre de Jean Cocteau – Anna Prucnal

2002

L’URUGUAYEN et LA PYRAMIDE de Copi

2001

HÉRODIADE Mallarmé – Paul Hindemit – ONL–Lyon

LE VIOL DE LUCRÈCE de Benjamin Britten – Opéra de Lyon

L’ECOSSAIS DE CHATOU de Léo Delibes – Opéra de Lyon – Amphi

INTERZONE d’après l’œuvre de William Burroughs

2000

ICI (APPARITIONS) de Laurent Fréchuret

OH LES BEAUX JOURS de Samuel Beckett

LA COLOMBE de Charles Gounod – Opéra de Lyon – Amphi

ROUGE, NOIR ET IGNORANT (trilogie) d’ Edward Bond – ENSATT – Odéon–Lyon

1999

50 COMAS d’après l’œuvre d’Antonin Artaud

SOLO de Samuel Beckett

1998

INSOMNIES d’après l’œuvre de Cioran

1997

Trilogie Beckett – MOLLOY, MALONE MEURT, L’INNOMMABLE

1996

ALICES d’après l’œuvre de Lewis Carroll

HAUTE SURVEILLANCE de Jean Genet

1995

LE MONOLOGUE DE MOLLY BLOOM de James Joyce

LA RECONSTITUTION de Bernard Noël

1994

FONDE LE THÉÂTRE DE L’INCENDIE À SAINT-ETIENNE

1990

MISTERO BUFFO de Dario Fo